Vous êtes ici

Critiques du transhumanisme

Les critiques apportées aux principes du transhumanisme, ainsi qu’à ses applications concrètes sont très diverses et souvent peu unifiées. On peut toutefois noter certains thèmes récurrents.

 

Les projets sont-ils réalisables ?

De nombreux projets d’inspiration transhumanistes sont en cours de développement – notamment dans le domaine de l’intelligence artificielle - ou déjà réalisés. Les premiers cyborgs sont ainsi parmi nous : la Cyborg Foundation, créée en 2010 par l’artiste Neil Harbisson, milite pour les droits des cyborgs et assiste les candidats à une augmentation cybernétique. En partenariat avec des associations, la fondation a ainsi fourni des « eyeborgs »[1] à des communautés d’aveugles et de malvoyants afin de les aider à développer leur perception des couleurs. D’autres en revanche semblent à l’heure actuelle relever plus du fantasme que de l’approche applicable du transhumanisme, soit parce que les technologies évoquées dépassent largement nos possibilités, soit parce que le coût et l’impact environnemental les rendent irréalisables : jeunesse éternelle, téléchargement des esprits dans des ordinateurs, etc.

 

Le transhumanisme est-il souhaitable ?

Sous sa forme actuelle, dominée par des courants à tendance néolibérale, le transhumanisme soulève pour certains critiques la question de l’accessibilité des innovations technologiques et de leur régulation. En effet, si le progrès technoscientifique ne se trouve soumis qu’aux seules lois du marché, c’est risquer selon eux de voir une minorité confisquer les savoirs et leurs applications. Aux inégalités déjà existantes d’accès à la santé ou à l’éducation par exemple, s’ajouterait une fracture biologique entre hommes augmentés et non augmentés. A cela s’ajouterait également le risque de juger de la valeur et de la dignité humaine en fonction de cet accès à l’augmentation. Le philosophe Bernard Stiegler voit ainsi dans le transhumanisme l’utilisation dangereuse d’un phénomène intrinsèquement humain, l’exosomatisation, c’est-à-dire la capacité de prolonger l’évolution biologique de ses organes par la fabrication d’organes artificiels que sont les outils.  Selon lui l’absence de contrôle verra le remplacement du darwinisme biologique par « une forme de néodarwinisme socioéconomique entre ceux qui pourront vivre éternellement et les autres »[2].

 

Au-delà des questions de justice sociale, la problématique éthique apparaît particulièrement épineuse. Ainsi, alors que la technique CRISPR-Cas9 permet de couper et de modifier des gènes, ouvrant des possibilités vertigineuses de manipulation génétique, des accusations d’eugénisme sont régulièrement adressées aux partisans d’une évolution vers une trans ou posthumanité.

On comprend donc que les idées transhumanistes soulèvent des interrogations liées aussi bien aux usages des technologies qu’au risque existentiel qu’elles pourraient créer. L’explosion annoncée des capacités des IA et leur prise en charge croissante d’activités humaines posent par exemple pour certains la question du bénéfice pour l’humanité de cette évolution, voire d’une éventuelle menace pour la survie de l’espèce. La théorie du « grand remplacement » appliquée aux IA semble susciter autant de fantasmes que d’interrogations fondées. Une étude a recensé en 2018 les témoignages de plus de 350 experts en IA. Selon ces chercheurs il existe 50 % de chances pour que les IA soient plus efficaces que les hommes dans toutes les tâches d’ici 45 ans, et qu’une automatisation totale des métiers intervienne d’ici 120 ans[3].

 

Ces questionnements sur les conséquences du progrès technologique sur l’humanité sont notamment poursuivis par le Future of Humanity Institute de l’Université d’Oxford. Dirigé par le philosophe transhumaniste Nick Bostrom, cet institut se consacre depuis 2005 à étudier l’avenir de l’humanité en prêtant une attention particulière aux risques technologiques menaçant sa survie : IA, nanotechnologies, armes biologiques, etc. Une étude récemment publiée par l’institut estime ainsi que dans les 5 ans à venir 3 domaines seront spécifiquement concernés par des menaces liées au développement et à la diffusion globale des IA :

  • La sécurité numérique : automatisation de cyberattaques ou de piratage, usurpation d’identité par synthèse vocale, etc.
  • La sécurité physique : prise de contrôle de véhicules autonomes, déploiement de systèmes d’armement autonomes.
  • La sécurité politique : fabrication et diffusion de fake news, manipulation de contenus médiatiques, analyse de masse de bases de données, etc.[4]

 

Transhumanistes et bioconservateurs ?

Les critiques adressées au transhumanisme proviennent d’horizons très différents. Certaines d’entre elles sont toutefois régulièrement regroupées, à tort ou à raison, sous le terme de « bioconservatisme ». Le bioconservatisme se définit comme une critique des innovations technoscientifiques (notamment médicales) cherchant non plus à guérir ou à restaurer (maladies, handicaps) mais à améliorer l’être humain.

 Les bioconservateurs sont aussi parfois qualifiés de « bioluddites[5] » par les partisans du transhumanisme qui, par opposition, se conçoivent comme « bioprogressistes ». Il serait facile de dessiner des oppositions claires, mais réductrices : technophiles contre technophobes, progressistes contre réactionnaires. Ce glissement souvent opéré fait sortir le débat du domaine du politique en le positionnant sur le terrain idéologique. Le positionnement des bioconservateurs est pourtant plus complexe : il ne s’agit pas d’être pour ou contre la technique, pour ou contre le développement des NBIC mais de se demander si l’amélioration des capacités humaines est souhaitable. Autrement dit, avant même d’envisager une gestion éthique, il faudrait mener à bien une réflexion globale (politique, sociale, anthropologique, philosophique, etc.) sur les enjeux d’une évolution contrôlée de l’homme.

Ce scepticisme envers les projets d’homme augmenté, qui va parfois jusqu’au refus systématique de toute intervention, se fonde sur une ligne de fracture jugée irréductible : là où les transhumanistes estiment que la condition humaine est fluide, transitoire et susceptible d’évoluer aussi bien naturellement qu’artificiellement, les bioconservateurs affirment le principe d’une nature humaine inscrite dans le vivant, irréductible et inatteignable. Ils en tirent des perspectives très diverses, à l’image de celles développées par deux figures majeures du bioconservatisme, Léon Kass et Francis Fukuyama.

 

Biologiste de formation, le philosophe et bioéthicien Léon Kass apporte une critique morale au transhumanisme[6]. Il existe selon lui une dignité humaine ancrée dans le vivant, dans le fait même d’occuper un corps biologique. En considérant le corps et l’esprit comme des matériaux modulables, en réduisant la corporéité de l’être humain et son appartenance au monde vivant à un phénomène modifiable voire suppressible, les transhumanistes risquent pour Kass d’atteindre à cette dignité : l’homme ne serait alors pour lui plus considéré comme une fin irréductible mais comme un simple moyen. Cette réflexion se double par ailleurs chez Kass d’une perspective religieuse appelant à une sacralisation du vivant.

Le politologue Francis Fukuyama s’attaque quant à lui au transhumanisme sur le terrain du politique[7]. Le transhumanisme présente en effet pour lui un risque de déstabilisation voire de remise en cause de la démocratie libérale. Fukuyama considère que tous les régimes politiques se construisent par rapport à une idée de la nature humaine. Il considère la démocratie libérale comme le meilleur régime, celui vers lequel converge toute l’Histoire, parce qu’il est le plus adapté aux caractéristiques de la nature humaine. Tous les autres ont échoué, faute d’avoir su établir une telle adéquation. Fukuyama se positionne donc en réaction à la conception humaniste de la perfectibilité. Penser l’homme comme perfectible, autrement dit comme indéterminé et capable d’évoluer, c’est en effet affirmer son autonomie et rejeter la fondation du droit et de la morale sur une nature fixe. A l’inverse donc, Fukuyama cherche à légitimer la démocratie libérale en l’essentialisant : non plus une construction artificielle mais l’expression la plus juste possible de la nature humaine. Dès lors, toute perspective trans ou posthumaine s’attaque selon lui au fondement de la démocratie en remettant en cause cette nature, que ce soit par des manipulations génétiques, l’hybridation avec des machines, etc.

 

[1] L’œil cybernétique, constitué d’un capteur relié à une puce électronique, permet de « traduire » les couleurs en ondes sonores communiquées à l’oreille interne. Le porteur entend ainsi un son différent pour chaque nuance de couleur. L’eyeborg lui permet même d’entendre les infrarouges et les ultraviolets, invisibles à l’œil nu. Le dispositif a à l’origine été conçu spécifiquement pour Neil Harbisson : atteint d’achromatopsie, il ne voit qu’en noir, blanc et nuances de gris.

[3] Katja Grace, et al. When Will AI Exceed Human Performances ? Evidence from AI Experts , mai 2017. Disponible sur : https://arxiv.org/pdf/1705.08807.pdf

[4] Miles Brundage, et al. The Malicious Use of Artificial Intelligence : Forecasting, Prevention and Mitigation, février 2018, 99 p. Disponible sur : https://img1.wsimg.com/blobby/go/3d82daa4-97fe-4096-9c6b-376b92c619de/downloads/1c6q2kc4v_50335.pdf

[5] En référence au mouvement anglais des luddites. Au début du XIXe, des artisans du nord du pays, principalement dans le secteur textile, menèrent un mouvement populaire de contestation parfois violent, en réaction à la fois à la mécanisation de l’industrie et aux conditions de travail et de vie imposées par le nouveau libéralisme économique prôné par le gouvernement. Surnommé les « briseurs de machines », les luddites détruisaient les moyens de production (machines, outils, stocks de laine, etc.) afin à la fois de protester contre des machines accusées de détruire leur savoir-faire et de disposer de moyens de pression pour négocier leurs salaires et statuts. Ce mouvement clandestin, qui provoqua chez les classes dirigeantes la terreur d’une guerre civile, fut très durement réprimé. Le terme de luddite a par la suite été repris pour désigner les opposants à la technique, avec une connotation souvent réactionnaire.

[6] Voir notamment : Léon Kass, Life, Liberty and the Defense of Dignity : The Challenge for Bioethics. San-Francisco, Encouter Books, 2002, 297 p.

[7] Voir notamment : Francis Fukuyama, La Fin de l’homme : les conséquences de la révolution biotechnique. Paris, La Table Ronde, 2002, 366 p.

Ajouter un commentaire

2 + 3 =